De nationalité allemande, Daniel Hager, président du groupe Hager, partage son temps entre l’Allemagne, où son entreprise d’équipements électriques emploie 3 100 salariés, et la France où elle en compte 3 500.
Vous avez des sites des deux côtés de la frontière. Que signifie pour vous être un groupe franco-allemand ?
Daniel Hager - La France et l’Allemagne ont toujours eu un sort commun, mais une culture distincte. Faire prospérer un groupe à cheval sur ces deux pays démontre notre capacité à nous adapter et à porter un regard différent sur les choses. On sait vivre avec deux manières de voir le monde. La France est un pays centralisé, où l’on attend du chef des instructions, une direction. En Allemagne, l’organisation est davantage fondée sur le compromis et la concertation. Si vous essayez de co-construire une décision depuis le bas, cela aura du mal à fonctionner à Paris. À l’inverse, vous n’arriverez pas à manager en Allemagne comme vous le faites en France.
Que peut-on mettre en place pour surmonter ces différences culturelles ?
C’est une adaptation permanente. Il faut toujours clarifier. Par exemple, quand un Allemand parle d’un " Konzept ", il a en tête quelque chose de construit, qui peut être mis rapidement en application. Pour un Français, un " concept " relève plus d’une idée générale. C’est devenu une sorte de blague en réunion de se demander si l’on parle de Konzept ou de concept. L’organisation même de la réunion est source de divergence. Dans la culture allemande, elle est là pour acter ; en France, elle sert à débattre et à se mettre d’accord. Dans les réunions communes, Allemands et Français sont souvent frustrés : les premiers ont l’impression que les Français n’ont rien préparé et les seconds que les Allemands ont déjà tout décidé. C’est pourquoi nous privilégions le recrutement de profils qui possèdent la double culture.
Aborde-t-on le métier de manière distincte selon le pays ?
Pas vraiment. La culture d’ingénieur a toujours été internationale. Par exemple, les plans de la première Mercedes ont été conçus par des ingénieurs français. Chez Hager, notre ciment, c’est la marque, l’esprit de qualité, la rigueur. Pour le reste, nos collaborateurs ont une certaine marge d’adaptation.
Avez-vous importé des bonnes pratiques allemandes dans vos usines françaises ?
À Obernai (Bas-Rhin), un certain nombre de nos outilleurs approchent de l’âge de la retraite. Or, nous ne trouvions pas de jeunes formés sur le marché du travail. Nous nous sommes donc inspirés du modèle allemand pour créer notre propre école d’outillage.
Le moteur franco-allemand fonctionne sur le plan politique. Est-ce aussi fort dans l’industrie ?
Beaucoup d’entreprises allemandes rencontrent du succès en France et inversement, mais il y a peu d’exemples visibles d’entreprises franco-allemandes, en dehors d’Airbus. Les deux pays veulent créer un champion des batteries électriques, ce qui n’est pas évident. On peut regretter que ce genre d’initiative entre Paris et Berlin ne tienne pas forcément compte de la réalité du terrain et de notre quotidien d’entreprise. Dans notre industrie par exemple, j’attends encore une politique européenne de l’énergie. Pour moi, elle doit passer par le moteur franco-allemand. Or, dans ce dossier, on bute sur un problème simple : la France a un système centralisé autour d’EDF, alors que l’Allemagne, depuis l’arrêt du nucléaire, va vers un système décentralisé. Dès lors, comment réussir à créer quelque chose en commun ?
Quelle est la bonne approche selon vous ?
Il y a du bon dans les deux systèmes. Pour les industriels, le modèle allemand est un formidable laboratoire d’innovations, des innovations qui peuvent ensuite s’exporter. En France, les contraintes sont plus fortes. Ceci dit, le système a l’avantage de garantir à tous un accès à l’énergie à coût raisonnable. L’Allemagne a déstructuré son marché et si demain le coût de l’énergie augmente, des industries pourraient s’expatrier.
La France devrait-elle s’inspirer de la politique industrielle outre-Rhin ?
Je constate que la part de l’industrie dans le PIB est de 11 % aujourd’hui en France, contre plus de 22 % en Allemagne. C’est très inquiétant. Certes, au niveau local, il y a une préoccupation sincère notamment des politiques alsaciens pour soutenir le développement économique. Mais la France a tendance à s’occuper davantage de grandes industries. Bien sûr qu’il faut s’occuper de Peugeot et Alstom quand ils ont des difficultés, mais pas que… En Allemagne, une grande partie de la valeur vient des PME familiales avec un fort ancrage local. Les industriels bénéficient ainsi d’un fort soutien des politiques qui ont conscience que l’industrie a d’abord besoin de stabilité, par exemple en matière fiscale. Hager Group n’a pas de problème à payer des impôts, mais il ne faut pas changer tous les ans.
L’Europe est-elle un frein ou un levier pour les entreprises ?
Je suis un grand adepte de l’Europe. Mais certaines réglementations sont faites par des gens déconnectés des réalités du terrain. Nous sommes par exemple obligés pour toutes nos filiales européennes de garantir qu’il n’y a pas de jeu d’optimisation fiscale, en lien avec le projet Beps (base erosion and profit shifting). Cela nous coûte plus de 200 000 euros tous les ans en audit pour être en règle avec l’administration fiscale des deux côtés du Rhin, et pire, nos clients n’en tirent aucun avantage. Il faudrait aller plus vers une Europe des régions. Les régions frontalières comme l’Alsace pourraient servir de laboratoire pour expérimenter ce qui fonctionne ou pas à l’échelon européen. Actuellement, les élus locaux ont énormément de mal à faire avancer les projets transfrontaliers. Mais les avantages de l’Europe ont aussi fait prospérer l’industrie européenne et nous sommes les premiers à en avoir profité.
Encourageriez-vous les industriels allemands à s’implanter en France ?
Tout industriel qui néglige le marché français se prive de l’un des principaux marchés européens. La France a beaucoup d’atouts : une population qualifiée, des infrastructures numériques plus développées qu’en Allemagne… Certes, le niveau des taxes n’a pas fondamentalement baissé et la France n’est pas devenue le paradis des employeurs avec la réforme du code du travail, mais il y a désormais un climat plus positif. Le danger pour la France, c’est la disparition de son industrie. Si la France ne produit plus rien, il sera compliqué d’attirer des industriels étrangers. Un objet même numérique a besoin d’un produit, d’une d’usine.
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